LE CRIME ET SA PAYNE

C’est une journée de travail comme les autres pour Justin Payne, 29 ans, de Brampton en Ontario. Sa tâche consiste à se faire passer pour un enfant en échangeant des messages texte avec des hommes et en les séduisant au téléphone avec une voix d’enfant transformée électroniquement pour organiser des aventures sexuelles.
Après avoir appâté un pédophile plein d’espoir, Justin Payne active son caméscope et s’enregistre lui-même, fustigeant l’agresseur sexuel potentiel, le semonçant et l’immortalisant sur Internet au regard du monde entier.
Depuis quatre ans, Justin accumule un nombre impressionnant de vues sur YouTube et Facebook en administrant son propre type de justice, utilisant des méthodes de haute technologie modernes pour aboutir à ses fins.
Il ne possède aucune qualification ou formation particulière, ni d’ailleurs d’accréditation ou de liens avec les forces de l’ordre. Les policiers ne sont ni impliqués ni sur les lieux. Aucun des individus coincés n’est arrêté, du moins pas sur-le-champ, bien qu’il promette parfois vaguement de faire parvenir la vidéo à la police.
La principale peine est l’humiliation publique à la vue de tous.
Lors d’un incident survenu en 2015, Justin avait échauffé son public pendant plusieurs jours en prévision d’une imminente confrontation, après avoir leurré un homme de 51 ans en prétendant être un garçon de 11 ans.
Quand les deux se sont finalement rencontrés, le timide immigrant s’est fait houspiller pendant vingt minutes par le justicier.
Sur la vidéo, le pédophile potentiel pleure, s’excuse, dévoile son âme et supplie Justin de ne pas appeler la police.
« Je ne le pensais pas vraiment », lui dit-il.
« Avez-vous idée du nombre de victimes qui regardent cette vidéo ? » de riposter Justin. « Des cauchemars toutes les nuits, des thérapies à vie, des relations ruinées, pourquoi ? »
On ne sait pas s’il donne suite à sa menace de communiquer avec les autorités policières.
Dans une autre vidéo de 27 minutes, Justin Payne se mesure à un célibataire solitaire de 24 ans, résident de Moncton, qui raconte de manière pitoyable sa vie monotone et ses pensées suicidaires, obligeant Payne à employer un ton plus doux. Justin lui révèle avoir tenté de se suicider il y a plusieurs années.
L’homme qui a envoyé de sinistres messages texte à ce qu’il croyait être une fille de 13 ans dit à Payne qu’il n’avait pas l’intention d’avoir des rapports sexuels avec la fille, mais qu’il cherchait plutôt à imiter Elvis Presley, qui avait attendu que Priscilla, son grand amour, soit en âge de consommer leur relation.
En vertu des lois canadiennes, tout adulte qui n’est pas en position d’autorité peut, dans la plupart des cas, avoir des rapports sexuels légaux avec une personne âgée de 16 ans ou plus. L’âge du consentement a été porté de 14 à 16 ans en 2008.
Comme de nombreux autres pris au piège, le prédateur sexuel semble pathétique et timide.
En effet, une étude universitaire souligne que l’audace dont les individus font souvent preuve en ligne par l’entremise de leurs dispositifs électroniques est plus impudente que leurs véritables personnalités.
L’effet de désinhibition de la communication en ligne, terme créé par le psychologue John Suller en 2004, cite l’anonymat dissociatif et cinq autres facteurs qui transforment un Dr Jekyll, par ailleurs civil, en un féroce M. Hyde sur Internet.
Pourtant, le rituel souvent répété de Justin Payne souligne non seulement la notion troublante que le nombre de pédophiles téméraires et désespérés est scandaleusement élevé, mais également que l’Internet a profondément modifié les fonctions policières, comme c’est le cas pour tout autre type d’activité humaine.
L’initiative de Justin Payne met aussi en doute l’hypothèse selon laquelle la société a besoin d’une force de police et d’un système judiciaire formés pour parvenir à une société civile.
Ce vigilantisme a longtemps été considéré comme une frontière qui relève uniquement que de la fiction fantastique, peut-être mieux représentée par le film à succès un justicier dans la ville, dans lequel Charles Bronson descend des voleurs dans le monde dystopique de New York dans les années 1970, un film dont on a encore parlé, une dizaine d’années plus tard, quand Bernhard Goetz a tiré sur quatre présumés agresseurs dans le métro de New York.
Le film fait partie des innombrables récits sur grand écran qui glorifient des victimes engagées, frustrées par les formalités administratives et les défaillances bureaucratiques du système juridique.
Mais jusqu’à présent, les histoires de justiciers comme Batman ou Superman demeurent largement fantaisistes et la
plupart n’imaginent pas sauver leurs filles des réseaux d’esclavage sexuel arabes basés à Paris, comme l’a fait Liam Neeson dans la superproduction Taken.
Cette tendance à éliminer la police de l’équation judiciaire semble toutefois être à la hausse.
Sur Facebook, par exemple, on peut lire dans les discussions entre habitants du rude quartier Saint-Henri de Montréal, de multiples interlocuteurs exhorter leurs voisins à ne pas appeler la police, même après avoir été agressés ou intimidés.
Justin Payne semble souscrire à cette école de pensée et aurait déclaré au magazine Now ne pas faire affaire avec la police.
Ceux qui empruntent cette voie offrent rarement de détails sur leurs plans pour lutter efficacement contre la criminalité. Prévoient-ils attraper les agresseurs et les dissuader de leurs impulsions, ou encore les torturer dans un sous-sol ? J’ai demandé plusieurs fois aux partisans de la justice alternative d’élaborer leurs plans, mais les requêtes sont restées sans réponse.
Il en résulte, cependant, que la technologie a créé une façon encore plus aisée de circonscrire les approches policières traditionnelles et officielles.
La justice vigilantiste s’est également vu conférer un appui surprenant lors du débat en ligne qui a récemment suivi la violente attaque sur la controversée figure politique Richard Spencer, qui se décrit lui-même comme étant un polémiste, mais que les détracteurs étiquettent plutôt de néonazi.
La discussion a dévoilé une vision fortement polarisée de l’éthique d’un tel comportement justicier, certains leaders d’opinion se réjouissant de cette attaque et d’autres soutenant que l’attaque contre Spencer était morale, tandis que le New York Times interviewait Richard Spencer dans un article qui, vraisemblablement, aura servi à rehausser son statut de victime d’agression, plutôt que celui d’agresseur.
Spencer a banalisé l’assaut et a poursuivi sans retenue, prêt à tout pour diffuser son message, qualifié d’anathème par ses adversaires.
Toutefois, au contraire de Richard Spencer, aucun des hommes montrés du doigt dans les embuscades de Justin Payne n’est perçu comme une victime par qui que ce soit.
Chaque vidéo des moments où il coince un présumé agresseur est accompagnée de commentaires élogieux d’observateurs, créant un majestueux fleuve de louanges, un cercle éternel
d’âmes moralement supérieures offrant des applaudissements et des accolades en ligne dans leur frénésie condamnatrice.
Mais alors que Payne et autres chasseurs de pédophiles sont systématiquement décrits comme des justiciers, un chapeau qui leur fait parfaitement.
Toutes les définitions officielles du terme « justicier » énoncent soit explicitement ou implicitement une composante de sanction.
Comment Justin Payne peut-il être justicier si les scélérats qu’il cible demeurent impunis ?
Aucune tentative n’est faite pour arrêter, menotter ou emprisonner le coupable potentiel, qui disparaît dans la nuit.
Le spectacle ne porte pas sur la justice, mais sur l’humiliation, une manœuvre pour étaler au grand jour des prisonniers capturés.
La question consiste alors à déterminer si l’humiliation publique — sur des palissades modernes et des lettres écarlates haute technologie — résout quelque problème que ce soit.
La question a été abordée dans une étude sans précédent de June Tangney, psychologue clinicienne à l’Université George Mason, qui a observé 400 détenus incarcérés et constaté que ceux qui étaient humiliés et couverts de honte n’avaient pas appris grand-chose.
Généralement, ceux qui avaient été humiliés s’esquivaient, portaient le blâme sur les autres et niaient toute responsabilité.
Une sanction efficace gravitait autour de la subtile différence entre la honte et la culpabilité.
La honte, pour la signifier sans détour, est évidente dans la phrase « ce que tu as fait est mal, tu es donc une mauvaise personne ».
La culpabilité, quant à elle, précise que « tu n’es pas une mauvaise personne, mais ce que tu as fait est mal ».
La différence, bien que légère, est fondamentale, car ceux qui nourrissent des sentiments de honte blâment les autres et ont des taux de récidive plus élevés.
Selon ses données, les détenus qui exprimaient ouvertement un sentiment de culpabilité étaient beaucoup moins susceptibles de récidiver. Toutefois, une partie des détenus qui éprouvaient de la honte n’avaient pas tenté de blâmer les autres et avaient obtenu de meilleurs résultats.
Donc, idéalement, la technique de Payne devrait avoir pour but non pas de condamner par des sentiments de honte, mais plutôt d’inspirer un sentiment plus atténué de culpabilité.
Les vidéos comportent pourtant une composante moins apparente. Le spectacle offre vraisemblablement aux anciennes victimes d’agression le baume réconfortant de l’habilitation.
Les personnes victimisées par de tels prédateurs regardent assurément, et leurs frustrations passées sont temporairement apaisées par une vague cathartique de satisfaction en étant témoin d’une justice finalement rendue.
Et pourtant, certains admettent qu’on ne sait pas si ceux qui sont ciblés dans les vidéos de pédophiles en sont réellement.
Stinson Hunter, un chasseur de pédophiles en Grande-Bretagne qui exerce des activités similaires à celle de Justin Payne, a déclaré que les hommes qu’il attire ne sont généralement pas des pédophiles, mais, plus pathétiquement, des hommes terriblement seuls qui sont heureux que quelqu’un leur ait finalement répondu.
Au cours des cinq dernières décennies, la société est devenue plus tolérante et libérale dans ses efforts de valorisation des différences. Les sexualités alternatives, autrefois criminalisées, sont désormais ouvertement tolérées et même célébrées.
Tandis que de nombreux pédophiles revendiquent leur impuissance à réfréner leurs impulsions, la société ne peut que les stigmatiser, les condamner et les emprisonner. Aucun traitement ne se découpe à l’horizon.
Bien qu’elle n’offre pas de contenu intéressant ou de discussions émouvantes sur YouTube, la primauté du droit, laborieuse et éprouvée, demeure le ciment de la civilisation occidentale, pendant que des agents de policiers formés et l’appareil judiciaire officiel font de leur mieux pour assurer une défense juridique et des peines justes et équitables.
Dans un cas survenu récemment, un résident du Québec a été acquitté par un juge suite à la découverte de pornographie juvénile sur son disque dur. Il a expliqué que les images avaient été téléchargées à son insu par le biais de son programme de partage de fichiers, résultat de sa recherche de pornographie légale.
Bien qu’il n’y ait pas lieu de célébrer cette histoire infâme, l’accusé s’est quand même vu offrir une défense juridique, contrairement aux individus embusqués par Payne et ses confrères.
Un Canadien d’origine égyptienne m’a raconté un jour que dans son pays, si la police se présente chez vous à la recherche d’un membre de votre famille, vous le cachez dans le sous-sol. Au Canada, dans une même situation, vous dites à ce membre de la famille de faire face à la justice. Pour assurer le bon fonctionnement d’une société, il est essentiel de faire confiance au système judiciaire, à la primauté du droit et à un procès équitable, a-t-il noté.
Ceux qui sont attirés dans les embuscades vidéo de Justin Payne méritent également d’avoir droit à un procès et à une défense équitables en vertu de la primauté du droit au Canada.
— Kristian Gravenor est un journaliste montréalais de longue date, un historien et l’auteur de Montreal 375 Tales of Eating, Drinking, Living and Loving. Il a abondamment écrit sur la criminalité au Canada sur son site Coolopolis.blogspot.com

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